Métal trempé

Sans titre, 2013

Simon Thiou décale les usages des matériaux ; il leur donne une autre forme de vie, souvent froide et presque clinique. Impeccables mais fondamentalement déviantes, ses découpes, entraves, excroissances, greffes, destructions l’assimileraient presque à un docteur Robert Ledgard (1) de la sculpture. Cependant, si ces croisements non naturels induisent des développements dramatiques qui (dé)génèrent les formes, donnant naissance à des « choses qui existent juste à côté de nous, derrière un voile transparent », l’artiste crée d’abord des fictions. De plus, en interrogeant l’histoire des objets tout autant que leurs formes et leur matière, en se nourrissant du cinéma de science-fiction comme de la sculpture, Simon Thiou invente des narrations complexes et référencées, dont ses sculptures ne seraient que les résurgences éclatées, les pièces de puzzle d’un monde parallèle.

L’apparition de ce métamonde d’objets survient dès Lissage (2009), l’une des premières (2) oeuvres de Simon Thiou. L’artiste construit en carton l’emballage ajusté à la taille et aux découpes d’une palette de manutention, et présente la seconde dans le premier, emballeuse emballée. La palette a été conçue dans les années 1940 pour rationaliser le stockage et le transport des marchandises avec un format calqué sur celui des contenants du transport ; elle devait supporter des cartons à cette taille, socle pour les denrées empaquetées. Devenue objet de valeur à transporter dans Lissage, elle génère la conception d’un conditionnement particulièrement savant avec encoches et pieds, comme ceux, parfaitement adaptés, des oeuvres d’art. Les volumes géométriques simples et la taille de Lissage en font d’ailleurs une héritière de la sculpture minimale (celle de Robert Morris, par exemple). Mais en apparence superflue, cette délicate enveloppe de carton semble anticiper un futur sans objet où l’on conservera pieusement les restes d’une société d’hyperconsommation et de délirants transports de marchandise. Ces passerelles vers un ailleurs de fiction ancré dans le réel engagent un dialogue vis-à-vis d’une jeune génération de sculpteurs dont il est proche pour son intérêt pour les matériaux et les techniques de construction, Vincent Mauger, Gyan Panchal et Sébastien Vonier.

Avec Close Encounter, réalisé un an plus tard, Simon Thiou se saisit d’une autre forme archétypale, le cratère Barringer. Créé par une météorite il y a environ 50000 années dans ce qui deviendra l’Arizona, ce cratère est un objet de fascination dès sa découverte, tant par sa taille (1200 mètres de diamètre), la relative perfection de ses formes, que par son origine mystérieuse. On le pense d’abord issu d’une éruption volcanique, avant que Daniel Moreau Barringer ne découvre sa véritable origine au début du XXe siècle, lui assurant ainsi une renaissance et un nom. En 1984, le cratère Barringer sera ce Meteor Crater que rencontre Jenny Hayden dans le Starman de John Carpenter. Dans Close Encounter, Simon Thiou reconstruit a posteriori ce qui pourrait tenir lieu de (grande) maquette du cratère, en tasseaux, à une échelle de 1/400. La taille réelle importe – la structure a un diamètre de trois mètres – car pour l’artiste, l’oeuvre est trop grande pour être une maquette. Contraignant le spectateur à un véritable rapport physique avec elle, elle dépasse la dimension de pure projection mentale de la maquette, dont Marie-Ange Brayer soulignait pourtant déjà en 2005 le potentiel d’ « outil de scénarisation du réel » (3) :

Dans la pratique artistique actuelle, la maquette est utilisée pour son ambivalence, entre la dimension de projet et celle d’instrument de connaissance. (…) Par ce statut intermédiaire, entre concept et réalisation, la maquette s’inscrit dans une zone d’indécision ontologique, d’indétermination temporelle. A la fois mode de représentation et moment projectuel, la maquette se donne comme un lieu atopique, participant, de par son statut d’inachevé, d’une temporalité transitoire.

Sur un des côtés de cette charpente inversée, la structure se délite, bée, « coule », comme traversée par une blessure ouverte. Anticipe-t-elle l’avenir d’un cratère appelé à se déstructurer, à disparaître ? Le titre de l’oeuvre, Close encounter (« entrée en matière ») renvoie à une appréhension de l’impact de la météorite sur la Terre comme un baiser fatal, et aussi au titre original du film de Spielberg de 1977, Rencontres du Troisième Type (4). La structure elle-même convoque des modèles d’une architecture du futur, telles les villes cratères utopistes pensées par Chanéac au début des années 1960, ou la mégastructure destructrice puis « tutorante » de l’Urbicande de Schuitten et Peeters (1985), qui explose la ville à laquelle elle se greffe avant de lui assurer un autre futur.

Quand trois ans plus tard Simon Thiou crée Sans titre à l’issue de sa résidence à Pollen, la fièvre d’Urbicande n’est pas loin. Le point de départ de l’oeuvre est une rencontre de l’artiste avec les terres du Lot-et-Garonne, et sa découverte de pierres teintées de roux contenant du fer. Certaines, éparses, ponctuent aléatoirement le sol des forêts ; d’autres, intégrées dans les murs des maisons, produisent des sortes de constellations dans les façades. L’artiste remonte alors le temps de cet ancien or du Fumélois, de l’Age de Fer à la grande époque de la Société Métallurgique du Périgord devenue une des filières les plus rentables Saint-Gobain. Rachetée par ses ouvriers en 2003, puis par une entreprise italienne qui la rebaptise Metaltemple, elle vient de fermer quand Simon Thiou entame sa résidence. Éléments émergés de toute une histoire de l’industrie, ces pierres ferrugineuses évoquent aussi le coeur de la production de la SMP, éléments invisibles (de la tuyauterie, des pièces pour moteur…) et visibles, ces fameuses plaques d’égout marquées « Pont A Mousson » sur lesquelles nous marchons encore aujourd’hui.

« Ces minerais, qui ne sont plus exploités, suspendus, passent dans le domaine de la sculpture, comme figés dans leur usage, dans une autre temporalité. » (5)

Simon Thiou a nettoyé délicatement les pierres qu’il a collectées (6), il en a choisi une quarantaine selon leur taille et leurs couleurs, et les a intégrées dans une vaste structure constituée d’étagères métalliques standard. En sélectionnant ce type d’étagères, « produit banal et actuel du travail de ces minerais », et en positionnant ainsi ses pierres, l’artiste poursuit ce va-et-vient dans le temps et dans l’espace. Il joue de l’élévation de ce minerai trouvé à fleur de sol, de l’écart entre ce fer brut à l’état naturel et ce fer retravaillé, « culturel », et de la distance séparant les premiers temps de l’âge de l’homme de cet avenir où le minerai de fer sera exploité sur des astéroïdes (7). Loin de rester « à la surface de l’histoire », comme il pense le faire, Simon Thiou parvient à carotter le passé mais aussi le futur - ou un autre espace-temps. En effet, dans son oeuvre, certaines pierres semblent défier les lois de la gravité terrestre, enfoncées partiellement dans les planches métalliques ; et « plusieurs étagères sont vidées, d’autres sont plus denses. Il y a comme une traversée des pierres, comme si une ceinture d’astéroïdes s’était fichée dans la grille ». Ce croisement entre une structure orthogonale relativement simple et cette constellation de pierres en « ceinture » irrégulière transmet un sentiment étrange : celui d’un classement scientifique sur étagères dont les éléments seraient animés par une force extérieure indomptable – une gravité exceptionnelle, une attraction supérieure. Comme l’Urbicande de Schuitten et Peeters, dont l’homme ne parvient plus à arrêter la croissance.

Afin d’appréhender pleinement cette situation, le spectateur est placé par l’artiste à la fois en dehors et en dedans de Sans titre. En dedans, puisqu’il peut s’approcher de la structure, regarder en détail ses pierres et leurs enfoncements ; en dehors, car l’objet sculptural le met à distance. Cet entredeux est une manière, pour Simon Thiou, de penser une forme de projection mixte, mentale et réelle, entre la maquette et l’environnement à expérimenter pleinement. « Je voulais produire un objet qui définisse son propre espace. J’ai donc dessiné cette étagère à l’échelle de la salle d’exposition, et j’ai voulu la poser au milieu, vraiment comme un objet, pour qu’elle produise une autre déambulation, un autre espace dans cet espace ». L’artiste privilégie aussi un point de vue frontal, que l’on pourrait comparer à celui d’une pièce de théâtre. Faut-il alors appréhender cet entre-deux comme une manière de repenser, à l’ère de croisements toujours plus conséquents entre arts visuels et cinéma, entre virtuel et réel, entre science et fiction, la « place du spectateur » définie par Michael Fried il y a une trentaine d’années au regard de la peinture moderne (8) ? L’historien d’art y percevait alors une dimension « anti-théâtrale », la peinture rejetant la présence du spectateur en l’absorbant ou en l’ignorant. A l’inverse ici, la dimension théâtrale semble inhérente aux oeuvres de Simon Thiou. En plaçant le spectateur dans la position faussement confortable de celui qui se laisserait prendre au piège de ses propres interrogations fictionnelles sans en être entièrement dupe, l’artiste nous contraint à une forme de distance à la fois critique et propice à engendrer ces percées imaginatives.


Camille de Singly
(texte réalisé suite à une résidence à Pollen, Monflanquin)


1 Héros du film La piel que habito (« la peau que j’habite ») d’Almodovar (2011).

2 Sur son parcours de sculpteur mis en ligne sur son site internet, c’est la première oeuvre documentée.

3 « La maquette d’architecture, un outil de scénarisation du réel », in Elvan Zabunyan, Valérie Mavridorakis et David Perreau (dir.), Fantasmapolis. La ville contemporaine et ses imaginaires, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005.

4 Ce dialogue de Simon Thiou avec la science-fiction rappelle un autre échange contemporain, celui de l’artiste Tacita Dean avec la Spiral Getty de Robert Smithson et l’écrivain J.G. Ballard (cf. le site de la Marian Goodman Gallery, http://www.mariangoodman.com/exhibitions/2014-01-15_tacita-dean/, consulté le 4 juillet 2014).

5 Cette citation, comme les suivantes, proviennent de notes écrites par Simon Thiou en mai 2014.

6 « Je voulais qu’on les voie différemment. Tout le monde connaît ces pierres, dans le département, mais les montrer comme cela, c’est repartir de zéro, les mettre à nu. »

7 Cf. par exemple, l’article de Marielle Court « Exploiter les minerais des astéroïdes », publié dans Le Figaro du 15 février 2013. L’article est consultable en ligne sur le site du Figaro : http://www.lefigaro.fr/ sciences/2013/02/15/01008-20130215ARTFIG00557-exploiter-les-minerais-des-asteroides.php.

8 Michael Fried, La Place du spectateur. Esthétique et origines de la peinture moderne, Paris, Gallimard, 1990 (Absorption and Theatricality. painting and Beholder in the Age of Diderot, 1980).