Simon Thiou décale les usages des matériaux ; il leur donne une autre
forme de vie, souvent froide et presque clinique. Impeccables mais
fondamentalement déviantes, ses découpes, entraves, excroissances,
greffes, destructions l’assimileraient presque à un docteur Robert Ledgard (1)
de la sculpture. Cependant, si ces croisements non naturels induisent
des développements dramatiques qui (dé)génèrent les formes, donnant
naissance à des « choses qui existent juste à côté de nous, derrière un voile
transparent », l’artiste crée d’abord des fictions. De plus, en interrogeant
l’histoire des objets tout autant que leurs formes et leur matière, en se
nourrissant du cinéma de science-fiction comme de la sculpture, Simon
Thiou invente des narrations complexes et référencées, dont ses sculptures
ne seraient que les résurgences éclatées, les pièces de puzzle d’un monde
parallèle.
L’apparition de ce métamonde d’objets survient dès Lissage (2009), l’une des
premières (2) oeuvres de Simon Thiou. L’artiste construit en carton l’emballage
ajusté à la taille et aux découpes d’une palette de manutention, et présente la
seconde dans le premier, emballeuse emballée. La palette a été conçue dans
les années 1940 pour rationaliser le stockage et le transport des marchandises
avec un format calqué sur celui des contenants du transport ; elle devait
supporter des cartons à cette taille, socle pour les denrées empaquetées.
Devenue objet de valeur à transporter dans Lissage, elle génère la conception
d’un conditionnement particulièrement savant avec encoches et pieds, comme
ceux, parfaitement adaptés, des oeuvres d’art. Les volumes géométriques
simples et la taille de Lissage en font d’ailleurs une héritière de la sculpture
minimale (celle de Robert Morris, par exemple). Mais en apparence superflue,
cette délicate enveloppe de carton semble anticiper un futur sans objet où l’on
conservera pieusement les restes d’une société d’hyperconsommation et de
délirants transports de marchandise. Ces passerelles vers un ailleurs de fiction
ancré dans le réel engagent un dialogue vis-à-vis d’une jeune génération
de sculpteurs dont il est proche pour son intérêt pour les matériaux et les
techniques de construction, Vincent Mauger, Gyan Panchal et Sébastien Vonier.
Avec Close Encounter, réalisé un an plus tard, Simon Thiou se saisit d’une
autre forme archétypale, le cratère Barringer. Créé par une météorite il y a
environ 50000 années dans ce qui deviendra l’Arizona, ce cratère est un objet
de fascination dès sa découverte, tant par sa taille (1200 mètres de diamètre),
la relative perfection de ses formes, que par son origine mystérieuse. On
le pense d’abord issu d’une éruption volcanique, avant que Daniel Moreau
Barringer ne découvre sa véritable origine au début du XXe siècle, lui assurant
ainsi une renaissance et un nom. En 1984, le cratère Barringer sera ce Meteor
Crater que rencontre Jenny Hayden dans le Starman de John Carpenter. Dans
Close Encounter, Simon Thiou reconstruit a posteriori ce qui pourrait tenir
lieu de (grande) maquette du cratère, en tasseaux, à une échelle de 1/400. La
taille réelle importe – la structure a un diamètre de trois mètres – car pour
l’artiste, l’oeuvre est trop grande pour être une maquette. Contraignant le
spectateur à un véritable rapport physique avec elle, elle dépasse la dimension
de pure projection mentale de la maquette, dont Marie-Ange Brayer soulignait
pourtant déjà en 2005 le potentiel d’ « outil de scénarisation du réel » (3) :
Dans la pratique artistique actuelle, la maquette est utilisée pour son
ambivalence, entre la dimension de projet et celle d’instrument de
connaissance. (…) Par ce statut intermédiaire, entre concept et réalisation, la
maquette s’inscrit dans une zone d’indécision ontologique, d’indétermination
temporelle. A la fois mode de représentation et moment projectuel, la
maquette se donne comme un lieu atopique, participant, de par son statut
d’inachevé, d’une temporalité transitoire.
Sur un des côtés de cette charpente inversée, la structure se délite, bée,
« coule », comme traversée par une blessure ouverte. Anticipe-t-elle l’avenir
d’un cratère appelé à se déstructurer, à disparaître ? Le titre de l’oeuvre, Close
encounter (« entrée en matière ») renvoie à une appréhension de l’impact
de la météorite sur la Terre comme un baiser fatal, et aussi au titre original
du film de Spielberg de 1977, Rencontres du Troisième Type (4). La structure
elle-même convoque des modèles d’une architecture du futur, telles les villes
cratères utopistes pensées par Chanéac au début des années 1960, ou la
mégastructure destructrice puis « tutorante » de l’Urbicande de Schuitten et
Peeters (1985), qui explose la ville à laquelle elle se greffe avant de lui assurer
un autre futur.
Quand trois ans plus tard Simon Thiou crée Sans titre à l’issue de sa résidence
à Pollen, la fièvre d’Urbicande n’est pas loin. Le point de départ de l’oeuvre est
une rencontre de l’artiste avec les terres du Lot-et-Garonne, et sa découverte
de pierres teintées de roux contenant du fer. Certaines, éparses, ponctuent
aléatoirement le sol des forêts ; d’autres, intégrées dans les murs des maisons,
produisent des sortes de constellations dans les façades. L’artiste remonte
alors le temps de cet ancien or du Fumélois, de l’Age de Fer à la grande
époque de la Société Métallurgique du Périgord devenue une des filières les
plus rentables Saint-Gobain. Rachetée par ses ouvriers en 2003, puis par une
entreprise italienne qui la rebaptise Metaltemple, elle vient de fermer quand
Simon Thiou entame sa résidence. Éléments émergés de toute une histoire de
l’industrie, ces pierres ferrugineuses évoquent aussi le coeur de la production
de la SMP, éléments invisibles (de la tuyauterie, des pièces pour moteur…)
et visibles, ces fameuses plaques d’égout marquées « Pont A Mousson » sur
lesquelles nous marchons encore aujourd’hui.
« Ces minerais, qui ne sont plus exploités, suspendus, passent dans le domaine
de la sculpture, comme figés dans leur usage, dans une autre temporalité. » (5)
Simon Thiou a nettoyé délicatement les pierres qu’il a collectées (6), il en a
choisi une quarantaine selon leur taille et leurs couleurs, et les a intégrées
dans une vaste structure constituée d’étagères métalliques standard. En
sélectionnant ce type d’étagères, « produit banal et actuel du travail de ces
minerais », et en positionnant ainsi ses pierres, l’artiste poursuit ce va-et-vient
dans le temps et dans l’espace. Il joue de l’élévation de ce minerai trouvé à
fleur de sol, de l’écart entre ce fer brut à l’état naturel et ce fer retravaillé,
« culturel », et de la distance séparant les premiers temps de l’âge de l’homme
de cet avenir où le minerai de fer sera exploité sur des astéroïdes (7). Loin de
rester « à la surface de l’histoire », comme il pense le faire, Simon Thiou
parvient à carotter le passé mais aussi le futur - ou un autre espace-temps.
En effet, dans son oeuvre, certaines pierres semblent défier les lois de la
gravité terrestre, enfoncées partiellement dans les planches métalliques ;
et « plusieurs étagères sont vidées, d’autres sont plus denses. Il y a comme
une traversée des pierres, comme si une ceinture d’astéroïdes s’était fichée
dans la grille ». Ce croisement entre une structure orthogonale relativement
simple et cette constellation de pierres en « ceinture » irrégulière transmet un
sentiment étrange : celui d’un classement scientifique sur étagères dont les
éléments seraient animés par une force extérieure indomptable – une gravité
exceptionnelle, une attraction supérieure. Comme l’Urbicande de Schuitten et
Peeters, dont l’homme ne parvient plus à arrêter la croissance.
Afin d’appréhender pleinement cette situation, le spectateur est placé par
l’artiste à la fois en dehors et en dedans de Sans titre. En dedans, puisqu’il
peut s’approcher de la structure, regarder en détail ses pierres et leurs
enfoncements ; en dehors, car l’objet sculptural le met à distance. Cet entredeux
est une manière, pour Simon Thiou, de penser une forme de projection
mixte, mentale et réelle, entre la maquette et l’environnement à expérimenter
pleinement. « Je voulais produire un objet qui définisse son propre espace.
J’ai donc dessiné cette étagère à l’échelle de la salle d’exposition, et j’ai voulu
la poser au milieu, vraiment comme un objet, pour qu’elle produise une autre
déambulation, un autre espace dans cet espace ». L’artiste privilégie aussi un
point de vue frontal, que l’on pourrait comparer à celui d’une pièce de théâtre.
Faut-il alors appréhender cet entre-deux comme une manière de repenser, à
l’ère de croisements toujours plus conséquents entre arts visuels et cinéma,
entre virtuel et réel, entre science et fiction, la « place du spectateur » définie
par Michael Fried il y a une trentaine d’années au regard de la peinture
moderne (8) ? L’historien d’art y percevait alors une dimension « anti-théâtrale »,
la peinture rejetant la présence du spectateur en l’absorbant ou en l’ignorant.
A l’inverse ici, la dimension théâtrale semble inhérente aux oeuvres de Simon
Thiou. En plaçant le spectateur dans la position faussement confortable
de celui qui se laisserait prendre au piège de ses propres interrogations
fictionnelles sans en être entièrement dupe, l’artiste nous contraint à une
forme de distance à la fois critique et propice à engendrer ces percées
imaginatives.
Camille de Singly
(texte réalisé suite à une résidence à Pollen, Monflanquin)
1 Héros du film La piel que habito (« la peau que j’habite ») d’Almodovar (2011).
2 Sur son parcours de sculpteur mis en ligne sur son site internet, c’est la première oeuvre documentée.
3 « La maquette d’architecture, un outil de scénarisation du réel », in Elvan Zabunyan, Valérie
Mavridorakis et David Perreau (dir.), Fantasmapolis. La ville contemporaine et ses imaginaires, Rennes,
Presses universitaires de Rennes, 2005.
4 Ce dialogue de Simon Thiou avec la science-fiction rappelle un autre échange contemporain, celui de
l’artiste Tacita Dean avec la Spiral Getty de Robert Smithson et l’écrivain J.G. Ballard (cf. le site de la Marian
Goodman Gallery, http://www.mariangoodman.com/exhibitions/2014-01-15_tacita-dean/, consulté le 4
juillet 2014).
5 Cette citation, comme les suivantes, proviennent de notes écrites par Simon Thiou en mai 2014.
6 « Je voulais qu’on les voie différemment. Tout le monde connaît ces pierres, dans le département, mais
les montrer comme cela, c’est repartir de zéro, les mettre à nu. »
7 Cf. par exemple, l’article de Marielle Court « Exploiter les minerais des astéroïdes », publié dans Le
Figaro du 15 février 2013. L’article est consultable en ligne sur le site du Figaro : http://www.lefigaro.fr/
sciences/2013/02/15/01008-20130215ARTFIG00557-exploiter-les-minerais-des-asteroides.php.
8 Michael Fried, La Place du spectateur. Esthétique et origines de la peinture moderne, Paris, Gallimard,
1990 (Absorption and Theatricality. painting and Beholder in the Age of Diderot, 1980).